Il est facile de façonner la mémoire… Un phénomène qui pourrait permettre d’apprivoiser les trop mauvais souvenirs.
De son effrayant voyage mental dans des contrées inexplorées de la mémoire, Beth Rutherford tire cette leçon : « Le pouvoir de suggestion est sous-estimé. » A l’âge de 19 ans, cette jeune Américaine, stressée par son travail d’infirmière dans une unité de cancérologie, décide de consulter une psychothérapeute. Elle ne se doute pas alors qu’un passé enfoui va surgir et transformer sa vie. Au fil des séances de thérapie de « mémoire retrouvée », elle découvre qu’elle a été violée à plusieurs reprises par son père entre 7 et 14 ans. Qu’il lui a fait subir un avortement. Accusé par sa fille, il perd son emploi et risque la prison.
« Je me souvenais qu’il avait introduit en moi des ciseaux et une fourchette, et d’autres horreurs », dit-elle dans un témoignage publié par la Fondation sur le syndrome des faux souvenirs. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : rien de ce qu’elle croyait avoir enduré n’était arrivé. Comme devaient le montrer des examens médicaux, Beth était encore vierge, et son père avait subi une vasectomie bien avant les événements incriminés.
Aux Etats-Unis, Beth est devenue un emblème du syndrome du faux souvenir. Depuis les années 1980, on compte des centaines de procès mettant aux prises des adultes accusant leurs parents d’abus sexuel ou de pratiques sataniques, puis se retournant contre le psychothérapeute ayant introduit ces « souvenirs » dans leur mémoire. En Europe, ces cas sont moins fréquents. La théorie psychanalytique y a-t-elle été mieux digérée ? Freud a vite réalisé que les trop nombreux témoignages d’abus sexuels que faisait naître sa cure étaient le fruit de celle-ci. Ce qui l’a conduit à les ranger dans la catégorie des fantasmes.
Paul Bensussan, psychiatre et expert national auprès des tribunaux, a cependant eu l’occasion de poser à plusieurs reprises un diagnostic de « souvenir retrouvé » erroné. Il constate que le monde judiciaire ne semble pas encore conscient de cette problématique. « En qualifiant d’emblée le ou la plaignant(e) de « victime », on a tendance à confondre crédibilité, sincérité et véracité, note-t-il. On est alors très loin de se demander s’il y a eu induction par un thérapeute et de s’interroger sur le rôle de celui-ci dans le dévoilement. »
La question demeure : comment la mémoire humaine peut-elle à ce point êtreremodelée ? La réponse est peut-être que, par essence, tous nos souvenirs sont faux ou, du moins, falsifiables.
La psychologue américaine Elizabeth Loftus est une pionnière des études sur le sujet. Elle a d’abord pris conscience de la malléabilité des témoignages à travers des expériences sur le langage. L’une d’elles consistait à présenter un film montrant un accident de voiture et à demander à des volontaires d’évaluerla vitesse des véhicules quand ils « s’écrasaient l’un contre l’autre ». Elle a constaté que les estimations étaient moins élevées lorsqu’elle employait le verbe « percuter », plus neutre. Mais le plus surprenant, c’est qu’avec la première formulation les « témoins » disaient avoir vu du verre brisé sur la chaussée alors que ce n’était pas le cas.
Ces premières observations ont conduit Elizabeth Loftus à imaginer des stratagèmes pour induire des faux souvenirs. Certains sont plus réceptifs à ces remodelages de la mémoire – notamment ceux qui croient avoir vécu des expériences de vies antérieures. Les techniques de transformation des souvenirs sont innombrables : insérer des personnages dans un album de photos, introduire une histoire familiale fictive au milieu de témoignages véridiques…
Un quart des participants à ce type d’expérience ont été persuadés que, enfants, ils s’étaient perdus dans un centre commercial. Un bon nombre a assuré avoir vu à Disneyland Bugs Bunny, le lapin de dessins animés appartenant à la compagnie concurrente, Warner Bros. D’autres ont cru avoir été intoxiqués par des aliments, refusant de les inclure dans un menu fictif.
« Quand vous changez un souvenir, cela vous change », résume Elizabeth Loftus. Trente-cinq ans de recherches sur les distorsions de la mémoire l’ont convaincue que « les souvenirs ne sont pas la somme de ce qu’une personne a fait, mais bien plus la somme de ce qu’elle a pensé, de ce qu’on lui a dit, et de ce qu’elle croit ». Cette conviction a conduit dès 1997 le Royal College of Psychiatry britannique à enjoindre aux psychiatres anglais d’« éviter de recourir à toute technique de réactivation des souvenirs basée sur l’hypothèse de violences sexuelles anciennes dont le patient a perdu le souvenir ».
D’autres chercheurs tentent d’améliorer le système judiciaire en proposant des procédures d’interrogatoire le plus neutre possible. Pour « figer » les détails d’une scène criminelle dans la mémoire des témoins, Lorraine Hope, de l’université de Portsmouth, a mis au point avec la police britannique un questionnaire « autoadministré », afin d’éviter les biais de suggestion. Ceux qui le remplissent donnent des indications bien plus précises que ceux à qui on demande simplement de se souvenir du « maximum de détails ».
Les psychologues ne sont pas les seuls à se passionner pour les faux souvenirs. Depuis une dizaine d’années, les processus cérébraux soupçonnés de faciliter leur formation sont au coeur d’une petite révolution en neurobiologie. « Nous cherchions tout autre chose », se souvient Susan Sara (Collège de France). En 1997, elle testait des molécules pour mesurer leur impact sur les performances d’orientation de rats placés dans un labyrinthe. « Nous avons constaté que, le lendemain des injections, ils se comportaient comme s’ils étaient amnésiques, vis-à-vis d’un parcours qu’ils connaissaient par coeur », dit-elle.
Cette observation l’a conduite à proposer un nouvel étage dans les processus de mémorisation : la reconsolidation. Nombre d’expériences avaient déjà montré que les apprentissages deviennent plus robustes avec le temps, à mesure que les réseaux neuronaux qui en portent la trace se renforcent. C’est la consolidation – dans laquelle le sommeil joue un rôle fondamental.
Par la suite, lorsqu’un indice réveille un souvenir (pour le rat, une lumière associée à un apprentissage), le réseau neuronal correspondant redevient labile, malléable, en général pour être renforcé. Mais ce mécanisme dynamique ouvre la voie à des transformations plus radicales, notamment si on fait intervenir artificiellement des molécules impliquées dans la cascade de réactions physico-chimiques qui commandent la vie des neurones et de leurs contacts synaptiques. C’est ce qui a entraîné l’amnésie des rats de Susan Sara.
Ce phénomène de réactivation ouvre, selon la neurobiologiste Pascale Gisquet (université Paris-Sud), des perspectives thérapeutiques. Notamment vis-à-vis de pathologies psychiatriques « qui pourraient en fait résulter d’un hyperfonctionnement des processus de la mémoire ». Elle évoque ainsi l’exemple de l’état de stress post-traumatique (ESPT), qui amène 17 % des personnes soumises à des événements dramatiques à les revivre en boucle…
Des premiers résultats encourageants montrent qu’une molécule, le propanolol, administrée à des personnes souffrant d’ESPT au moment où on leur demande de raconter l’événement traumatisant, conduit à une réduction significative de ces réponses physiologiques. « C’est la première fois que l’on cible la mémoire sur le mode thérapeutique », se félicite Karim Nader (McGill University), l’un des auteurs de l’étude publiée sur ce sujet.
« Chez les drogués, ajoute Pascale Gisquet, la rechute est souvent provoquée par des souvenirs de prise de drogue provoqués par des indices qu’ils rencontrent dans leur environnement » – la vue d’une petite cuillère ou d’une cage d’escalier sombre peut ainsi faire renaître un besoin incoercible de drogue. Serait-il possible d’affaiblir ce circuit fatal en jouant sur la réactivation induite par de tels indices ?
A nouveau, le propanolol a été mis à contribution, sur des rats qui avaient été conditionnés à s’autoadministrer de la cocaïne ou du sucre en présence de certains stimuli. L’injection de propanolol a permis de dégrader ce conditionnement, comme si les rats avaient oublié que ces stimuli étaient le signal qu’ils allaient pouvoir (devoir ?) assouvir leur addiction.
« Chez l’homme, pour cibler et affaiblir les indices pertinents susceptibles d’induire une rechute, il faudrait probablement passer par des questionnaires, estime Jonathon Lee (Cambridge University), coauteur de l’étude. Et s’assurerque l’injection n’entraîne pas de pertes de mémoire étendues. »
« La reconsolidation est un phénomène très intéressant. Mais il est encore trop tôt pour savoir ce qui en sortira », tempère le Nobel de médecine Erik Kandel. Lui aussi a acquis la conviction que la mémoire est en quelque sorte une oeuvre de fiction. « Quand je vous regarde, explique-t-il, mon cerveau ne vous photographie pas, mais construit à partir des contours de votre visage une image de vous, qui sera différente de celle construite par une autre personne. » Quand il se souviendra de cette discussion, assure-t-il, ce processus mental se répétera. « La mémoire est une reconstruction d’une reconstruction, qui change en permanence. Pour chaque souvenir, il y a une chance de distorsion », dit Erik Kandel. Auteur d’une passionnante autobiographie, A la recherche de la mémoire (Odile Jacob, 2007), adaptée au cinéma, il avoue s’être posé la question de la véracité de détails qu’il y relate…
« Le souvenir est création », résume le neuropsychologue Francis Eustache, que la relativité de la mémoire rend philosophe. « Lisez Bergson, dans Matière et mémoire, recommande-t-il : pour évoquer le passé (…), il faut savoir rêver. »